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Tahar Ben Jelloun : Sans famille

par Pierre Assouline (Nouvel Obs du 2/04)

Dans «Au pays»,l'ancien prix Goncourt Tahar Ben Jelloun brosse le portrait d'un immigré marocain à la retraite

C'est l'histoire d'un homme, il s'appelle Mohamed. Mais si cette ellipse reflète bien la sobriété et l'économie de moyens d'«Au pays», elle ne rend pas justice à son tremblé, mélange de tendresse, d'émotion et de sensibilité dans ce portrait d'un immigré marocain rentré au bled pour y construire une maison de famille. Une «lentraite» bien méritée après des décennies de travail au service de «Lalla lafrance». C'est lui qui parle. Sa langue n'est jamais factice ni pittoresque. Juste vrai 
Le personnage est musulman, père de famille, marocain. Dans cet ordre. L'islam n'est pas sa religion mais son identité; son patriarcat n'est pas une situation, car ses enfants ne lui obéissent guère; quant à son pays, c'est moins la nation que le bled. Il ne possède qu'un livre, le Coran, le seul qu'on peut lire même quand on ne sait pas lire. Il suffit de le murmurer en caressant les calligraphies. Ouvrier modèle, père modèle, mari modèle, voisin modèle, tout modèle! Son projet de réunion de famille se révèle vite une vue de l'esprit. Mourad est marié avec une chrétienne, ça complique; Othman a épousé une Casablancaise, c'est presque pire tant elles se sentent supérieures, celles-là; Rachid, devenu Richard, n'est pas pressé de redevenir Rachid; Jamila trop rancunière pour baisser le front; les petits derniers Nabile et Reyka viendront peut-être parce que ce sont les petits derniers. La maison est prête, il l'a faite pour eux, pourquoi n'en veulent-ils pas? «Mes enfants ne veulent pas me ressembler. C'est ça le problème. Mais est-ce que moi j'ai envie de me ressembler?

Impossible de mettre le temps à distance, il ne suffit plus de l'encadrer par les cinq prières quotidiennes. Que faire d'autre que d'attendre la mort, seul ? Rien n'est triste comme une maison de famille sans famille. On a rarement exposé la condition de l'étranger dans une telle nudité de sentiments. A croire que sa créature a irradié le créateur, et sa bonté, la douceur de l'écriture. L'effet de contraste avec les paquets de violence que nous renvoie le réel n'en est que plus saisissant. Rien à voir avec le poncif sur la bonne littérature issue des bons sentiments. Tant pis pour ceux qui ne voient dans la bonté que le masque de la faiblesse. L'humilité de ce taiseux admirable ne surprendra que ceux qui ignorent le Maroc des Marocains. Tahar Ben Jelloun avait publié il y a trente ans «la Plus Haute des Solitudes», récit naturaliste sur la misère sexuelle des travailleurs maghrébins en France. «Au pays» permet de prendre la mesure du chemin parcouru dans l'oeuvre d'un écrivain demeuré fidèle à ses fantômes.

Version imprimable | A lire ou à voir | Le Samedi 25/04/2009 | 0 commentaires | Lu 561 fois